
Extrait de la Legenda Maior écrite par St Bonaventure en 1260
CHAPITRE
XIII. DES STIGMATES SACRES.
L'homme angélique, François,
avait coutume de ne jamais se reposer dans le bien. Semblable aux
esprits célestes de l'échelle de Jacob, il montait en tout temps
vers Dieu ou descendait vers le prochain. Il avait appris à
organiser prudemment le temps qui lui était accordé pour amasser
des mérites, et il en consacrait donc une partie à faire son labeur
auprès des hommes, et l'autre aux paisibles ravissements de la
contemplation.
Lors donc que, selon les besoins
des lieux et du temps, il s'était employé au salut des autres, il
abandonnait les agitations de la foule et se retirait dans la
solitude et la retraite, afin de se consacrer à Dieu pour secouer la
poussière amassée dans ses rapports avec le monde. C'est ainsi que,
deux ans avant sa mort, après de nombreux travaux, il fut conduit
par la providence divine, en un lieu fort élevé, appelé la
montagne de La Verne. Ayant commencé un carême qu'il avait coutume
de faire en l'honneur de l'archange saint Michel, il ressentit dans
sa contemplation toute céleste une grande douceur jusqu'alors
inconnue : la flamme des saints désirs l'embrasa avec ardeur et
il sentit plus que jamais la présence divine. Il s'élevait à une
hauteur extraordinaire, non comme quelqu’un qui s’effraie de la
majesté suprême et qui craint sa gloire, mais comme un serviteur
fidèle et prudent qui ne désire que connaître la volonté de Dieu
et qui brûle de s'y conformer sans réserve.
Il
lui fut donc révélé qu'il devait ouvrir le livre de l'Évangile et
que Jésus-Christ lui ferait connaître ce que Dieu attendait de lui.
Après avoir prié d'abord avec une grande dévotion, il prit sur
l'autel le livre sacré des Evangiles, et il le fit ouvrir au nom de
la sainte Trinité par son compagnon, un homme plein de l'amour de
Dieu et vraiment saint. Celui-ci l'ouvrit par trois fois, et à
chaque fois on tombait sur le récit de la Passion du Seigneur.
François, rempli de l'esprit de Dieu, comprit donc qu'après avoir
imité Jésus-Christ dans les travaux de la vie active, il devait,
avant de quitter ce monde, se rendre semblable à lui en embrassant
les souffrances et les douleurs de sa Passion.
Alors
que son corps était déjà très faible à cause de l'extrême
austérité de sa vie passée à porter la croix, il ne s’effraya
point mais s'anima avec plus de courage encore à souffrir le
martyre. L'incendie d'amour dont il était dévoré pour le doux
Jésus avait pris une nouvelle vigueur: il se répandait en
étincelles brûlantes et en flammes dévorantes, et les eaux les
plus fortes n’auraient pu éteindre une charité si puissante.
Transporté ainsi par la force des
désirs séraphiques, il s'élevait vers son Dieu et un matin la
tendresse de sa compassion l'a transformé en Celui que l’amour
infini attacha à la croix.
C'était
vers la fête de l'Exaltation de la sainte Croix, pendant qu'il
priait sur le versant de
la montagne, il vit descendre du haut du ciel un séraphin ayant six
ailes enflammées et resplendissantes. Il vola rapidement vers
l'homme de Dieu, et demeura proche de lui sans toucher la terre.
Alors entre les ailes du séraphin apparut un homme crucifié; ses
mains et ses pieds étaient étendus et attachés à une croix. Deux
de ses ailes étaient levées au-dessus de sa tête, deux autres
étaient étendues pour voler, et les deux dernières couvraient son
corps. A cette vue, François demeura dans un grand étonnement, et
son cœur éprouvait un sentiment de joie mêlée de tristesse. Il se
réjouissait d'un spectacle si admirable, où le Seigneur, sous la
forme d'un séraphin, contemplait son serviteur, mais en même temps
son âme était transpercée d'un glaive de compassion
douloureuse de le voir ainsi cloué à la croix.
Une
vision si extraordinaire le jetait aussi dans une anxiété profonde,
car il savait que les douleurs de la Passion n'était en aucune façon
compatible avec l'immortalité d'un esprit séraphique. Enfin il
comprit, par une lumière du Ciel, que la divine Providence lui avait
fait connaître cette vision pour lui apprendre, à lui, l'ami de
Jésus-Christ, que c'était, non par le martyre du corps, mais par
un embrasement sans réserve de l'âme, qu'il devait se transformer
en image du Sauveur crucifié.
Alors que la vision disparaissait,
François avait son cœur rempli d'une grande force, et sur son corps
étaient imprimées des traces admirables. Car aussitôt commencèrent
à apparaître dans ses mains et dans ses pieds les marques des
clous, telles qu'il les avait vues tout-à-l'heure dans l'homme
crucifié qu'il avait contemplé. Ses mains et ses pieds semblaient
transpercés de ces clous; leurs têtes apparaissaient à l'intérieur
des mains et sur les pieds, et l'on voyait sortir leurs pointes à la
partie opposée. Les têtes étaient noires et rondes, et les pointes
longues et comme recourbées avec effort; après avoir transpercé la
chair elles demeuraient tout-à-fait distinctes. Son côté droit
portait aussi l'empreinte d'une cicatrice rouge, comme s'il eût été
percé d'un coup de lance, et souvent le sang coulait abondamment de
cette plaie et tous les vêtements du saint en étaient pénétrés.
Le serviteur de Jésus-Christ,
voyant imprimés d'une manière si parfaite en son corps les
stigmates du Sauveur, comprit immédiatement combien il lui serait
difficile de les cacher à ceux au milieu desquels il vivait, et
pourtant il ne voulait pas révéler les secrets de son Seigneur.
C'est dans le tourment et avec inquiétude qu'il se demandait s'il
convenait de faire connaître ou de taire la vision qu'il avait eue.
Il appela alors quelques frères et, leur parlant en termes généraux,
il leur expliqua ses doutes et leur demanda conseil. Éclairé par la
grâce l'un d'entre eux comprit, malgré la prudence dans les paroles
de François, que celui-ci avait été témoin de choses
merveilleuses et que c'était la cause de l'état extraordinaire où
il paraissait être maintenant. Il lui dit: «Ce n'est pas uniquement
pour vous, mon frère, mais aussi pour les autres, que les secrets du
Ciel vous ont été manifestés. Craignez d'être accusé, au jour du
jugement, d'avoir enfoui le talent qui vous a été confié, si
vous cachez ce qui vous a été donné pour l'utilité de plusieurs.»
Le saint touché de ces paroles, rapporta alors avec beaucoup de
crainte toute la vision dont il avait été favorisé, et il ajouta
que celui qui lui était apparu lui avait dit certaines choses qu'il
ne confierait jamais durant sa vie à aucun homme. Sans doute, ces
secrets du Séraphin crucifié sont de ces paroles qu'il n'est point
permis à l'homme de redire.
Alors que l'amour de Jésus-Christ
avait transformé en sa ressemblance celui qui en était pénétré,
les quarante jours consacrés à la solitude s'achevèrent. La
solennité de l'archange saint Michel arriva et l'homme
angélique, François, descendit alors de la montagne en portant avec
lui l'image de son Seigneur crucifié, image non gravée sur la
pierre ou le bois par la main d'un artisan, mais imprimée en sa
chair par le doigt du Dieu vivant. Cependant, comme il est bon de
cacher le secret du Roi, l'homme qui en avait été rendu
participant, s'efforçait de dérober aux yeux de tous, autant
qu'il le pouvait, ces signes sacrés. Mais comme il appartient à
Dieu de révéler pour sa gloire
les merveilles de sa puissance, après avoir imprimé
secrètement en François les stigmates, il fit par eux plusieurs
miracles connus de tout le monde, afin de montrer par l'éclat de ces
prodiges combien la force cachée dans ces traces de son amour était
admirable.
En
effet, une peste très-violente s'était répandue dans la province
de Riéti, et elle ravageait cruellement, malgré tous les
remèdes, les brebis et les bœufs. Un homme craignant Dieu fut
averti en songe d'aller en toute hâte à l'ermitage des Frères
mineurs, d'y demander l'eau où le serviteur de Dieu, François, qui
y demeurait alors, s'était lavé les mains et les pieds, et d'en
arroser les animaux. Cet homme se leva donc de grand matin et se
rendit à l'ermitage. Il parvint à obtenir de cette eau discrètement
par l'intermédiaire des compagnons de François. Il en répandit
sur les brebis et les bœufs malades, étendus sans force et
languissants. A peine ces animaux en eurent-ils été touchés qu'ils
se levèrent comme ils avaient coutume de le faire, et s'en allèrent
à leurs pâturages comme si jamais ils n'eussent éprouvé aucune
maladie. Ainsi le contact de ces blessures sacrées avait donné à
cette eau la vertu admirable de dissiper et de mettre en fuite une
maladie pestilentielle.
Avant que le saint eût séjourné à
la montagne de La Verne, il s'y formait habituellement des nuages
qui se déversaient en grêle et en orages violents, apportant la
désolation dans les campagnes environnantes. Mais depuis cette
apparition bienheureuse la grêle cessa entièrement, non sans
causer l'admiration des habitants de la région. Ainsi le ciel
lui-même, chassant les tempêtes habituelles pour trouver la paix,
manifesta l'importance de cette vision céleste et la vertu des
stigmates reçus eu cette circonstance.
Il arriva aussi à François, alors
qu'il avait pris la route en plein hiver avec l'aide d'un pauvre
paysan qui lui prêta un âne à cause de la faiblesse à laquelle il
était réduit, de s'arrêter sous un rocher formant une espèce de
voûte pour y passer la nuit en se protégeant de la neige et des
ténèbres qui l'empêchaient d'aller jusqu'au couvent. C'est
alors qu'il entendit son pauvre compagnon pousser des gémissements
plaintifs et se tourner d'un côté et de l'autre à cause du froid
qui l'empêchait de dormir. Ses vêtements, trop légers, ne
parvenaient à le protéger contre le froid et ses rigueurs. Le
saint, tout brûlant de l'ardeur du divin amour, étendit sa main sur
cet homme, et, chose admirable, à peine cette main sacrée, qui
portait en elle l'incendie d'un feu tout séraphique, eut-elle touché
le pauvre, que le froid l'abandonna; il ressentit intérieurement et
extérieurement une chaleur aussi
forte que si une flamme sortant d’un foyer l'eut réchauffé.
Fortifié en son esprit et en son corps, il se reposa au milieu des
rochers et de la neige avec plus de bonheur qu'il n'avait jamais fait
dans sa maison, comme il l'assurait lui-même.
Ainsi des témoignages véridiques
nous montrent en ces stigmates vénérables l'action de Celui dont
les œuvres purifient, illuminent et enflamment. Ils ont purifié en
dissipant la peste, illuminé en rendant le calme aux éléments, et
enflammé en répandant d'une manière admirable la chaleur dans les
corps.
Après
la mort de François, d'autres prodiges plus éclatants encore
confirmèrent la même chose.
De
son côté il s'efforçait avec le plus grand soin de cacher aux
hommes ce trésor qu'il avait trouvé dans le champ du Seigneur.
Depuis cet événement il tenait presque toujours, ses mains
enveloppées et ses pieds couverts de chaussures; mais ils ne put
dérober entièrement aux yeux d’un certain nombre ces signes
augustes.
Plusieurs
frères, hommes vraiment dignes de foi par leur sainteté éminente,
les virent avant la mort du saint, et, pour enlever tout doute à ce
sujet, ils affirmèrent sous serment s'être convaincus de leur
réalité en les touchant. Plusieurs cardinaux unis à François
par les liens d'une étroite amitié en furent également témoins,
et ils en confirmèrent la vérité non-seulement par leurs paroles,
mais encore par leurs écrits; car les proses, les hymnes, les
antiennes composées par eux en son honneur renfermaient les louanges
des stigmates sacrés. Le souverain Pontife Alexandre IV, prêchant
un jour au peuple devant plusieurs frères et devant moi, assura les
avoir vus de ses yeux.
A la mort du saint, plus de cinquante
frères les virent encore, et avec eux Claire, la très-pieuse vierge
du Seigneur, ses religieuses et une foule innombrable d'hommes du
monde, dont plusieurs les baisèrent avec des sentiments de respect
et de tendre dévotion, et les touchèrent de leurs mains afin d'en
rendre un témoignage plus assuré.
Pour
la blessure du côté, il la cacha avec tant de soin que jamais
personne ne put la voir, si ce n'est à la dérobée. Ainsi, un frère
qui avait coutume de lui donner les soins les plus empressés,
l'ayant amené par une pieuse ruse à quitter sa tunique sous
prétexte de la laver, ce frère, dis-je, regardant
attentivement, vit la plaie, y porta rapidement les doigts et put en
mesurer la grandeur. En usant d'une ruse semblable, le vicaire du
saint put la voir de même. Mais le frère qui lui était donné pour
compagnon, homme d'une grande simplicité, ayant à le soutenir à
cause de ses infirmités, avança la main sous son capuce et la plaça
sans y faire attention sur cette plaie sainte, ce qui causa à
François la plus vive douleur. Alors il fit faire des vêtements
de dessous montant jusqu'aux aisselles afin de la tenir toujours
cachée. Mais les religieux chargés de laver ses vêtements ou sa
robe, les trouvant empreints de sang, connaissaient ainsi d'une
manière indubitable le mystère qu'il s'efforçait de dérober à
tous les regards, mystère que la mort de François leur permit,
aussi bien qu'à une foule innombrable, de contempler à découvert
et de vénérer.
Et maintenant, ô vaillant soldat du
Christ, porte donc les armes de ton Chef invincible. Ainsi protégé
et défendu, tu surmonteras tous tes ennemis. Porte l'étendard du
Roi tout-puissant, et à sa vue tous les membres de sa divine armée
se sentiront animés au combat. Porte le sceau du Pontife suprême,
et tes paroles et tes actions seront regardées de tous comme des
paroles de vérité, comme des actions irrépréhensibles.
Aujourd'hui que tu es marqué des stigmates du Seigneur Jésus,
nul ne doit plus te contrister, mais tous les serviteurs du Christ
doivent t'environner de leurs hommages et de leur amour.Ces
signes, dont la vérité ne repose plus seulement sur deux ou trois
témoins, ce qui serait assez d'ailleurs, mais sur l'autorité
surabondante d'une multitude sans nombre, ces signes, témoignages
irrécusables de Dieu manifestés par toi et en ta personne, enlèvent
tout prétexte à l'incrédulité, car ils confirment les enfants du
Seigneur dans la foi, ils les remplissent de l'espérance et les
embrasent du feu de la charité. Maintenant est accomplie la vision
qui te fut montrée dès le commencement, et où l'on t'annonçait
que, lumière brillante du Christ, tu serais revêtu d'armes
célestes, de l'étendard de la croix et de ses insignes glorieux.
Déjà aux premiers temps de ta conversion la vue du Sauveur crucifié
avait transpercé ton âme d'un glaive de douleur et de compassion,
et les paroles parties alors du haut de la croix comme du trône
sublime de Jésus-Christ, comme de son propitiatoire mystérieux, ces
paroles, dis-je, confirmées par ta bouche sacrée, sont aujourd'hui
pour nous une vérité incontestable.
Et cette croix que, dans la suite de
ta vie sainte, frère Silvestre vit sortir miraculeusement de ta
bouche, ces deux glaives en forme de croix transperçant tes
entrailles et montrés au vénérable frère Pacifique, toi-même
élevé dans les airs les bras étendus et apparaissant à Monald,
cet homme angélique, alors qu'Antoine prêchait sur la croix, toutes
ces merveilles, nous le croyons aujourd'hui, sont réelles; elles
furent manifestées par le Ciel, et non le fruit d'une vaine
imagination. Enfin, cette vision où, vers la fin de ta vie, le
Seigneur te montra en une même personne le sublime Séraphin et
l'humble Sauveur crucifié allumant un incendie en ton âme et
imprimant ses cicatrices sacrées en ton corps, afin d'offrir au
inonde comme un nouvel ange s'élevant du côté de l'Orient et
portant en lui-même le signe du Dieu vivant; cette vision, dis-je,
affermit celles qui l'ont précédée, et leur emprunte à son tour
un témoignage de vérité. Voilà sept fois déjà que la croix de
Jésus-Christ est révélée à tes yeux ou en ta personne. Les six
premières apparitions ont été comme autant de degrés pour arriver
à la septième, où tu goûtes enfin le repos. En effet, cette croix
manifestée à tes regards au commencement de ta conversion et
embrassée avec ardeur, cette croix portée dans la suite en toi-même
sans interruption par une vie vraiment parfaite, et présentée comme
un modèle au reste des hommes, nous a appris avec une évidence
incontestable que tu étais parvenu enfin au sommet de la. perfection
évangélique. Et cette manifestation de la sagesse chrétienne
gravée dans la poussière de ta chair, nul homme vraiment pieux ne
la rejettera, nul fidèle véritable ne l'attaquera, nul cœur
sincèrement humble ne la méprisera. C'est l’œuvre même du Ciel;
elle mérite d'être acceptée sans réserve.